Vers une uberisation de la commande architecturale?
Lors d'un «Entretien de Chaillot» à la Cité de l’architecture et du patrimoine (Paris) ce 23 mai, l’architecte Louis Paillard a présenté sa vision des mutations à l’œuvre dans la maîtrise d’ouvrage en France et en Europe…
JACQUES-FRANCK DEGIOANNI
U-be-ri-sa-ti-on! Le (gros) mot est lâché! Synonyme de précarisation croissante pour les uns, de rapacité financière inextinguible pour les autres, le vocable ferait-il définitivement son entrée sur la scène architecturale, avec son cortège de bullshit jobs , sur fond de casse sociale et de remise en cause du vieux modèle de l’économie «traditionnelle»? Pour Louis Paillard, «enfant de la commande publique» ainsi qu’il s’est défini, ledit vieux modèle a vécu. Sur fond de basses eaux de l’argent public et de disette budgétaire généralisée, l’architecte a évoqué la manière dont son agence s’est retrouvée en quasi-faillite en raison de l’impéritie d’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (APHP) à prendre la moindre décision au sujet de l’extension de l’hôpital Robert-Debré (Paris XIXe). Un projet pourtant remporté par son agence et in fine abandonné après des années de tergiversations (2007-2015)...
Angles arrondis
Mais la commande privée est bonne fille qui lui a permis entre-temps de se relever avec 120 logements à Boulogne-Billancourt, une opération de Nexity, nominée à l’Equerre d’argent 2010. Une réalisation où l’architecte s’est limité à la conception, après avoir mis au point quatre «détails» iconiques : angles arrondis pour les volumes bâtis, volets roulants extérieurs, peinture métallisée en façade et balcons ouvragés. L’opération, largement publiée, a valu à l’architecte «une audience phénoménale» et un bouche-à-oreille bienvenu dans le tout petit milieu des promoteurs. Les commandes s’enchaînent alors, en France comme en Europe (Danemark, Suède, etc.) A telle enseigne que son agence est désormais presque entièrement dédiée à la construction de logements pour le privé : 16 chantiers en cours qui représentent 1620 logements (dont 12 commanditaires privés).
Basculement
Peut-on alors réellement parler d’uberisation de la commande? Sans doute pas, sans doute pas encore, même si «le privé débarque» et que les missions évoluent. De fait, on assiste bel et bien à un basculement de plus en plus prononcé vers la maîtrise d’ouvrage privée - voire vers des PPP... - de programmes qui relevaient encore au temps béni et pas si lointain de la Mitterrandie et de la Chiraquie réunies de la loi MOP... Mais l’architecte ne risque-t-il pas d’y perdre son âme? On ne le lui souhaite pas. Reste que le/la politique, avec ses alternances erratiques, n’est jamais très loin...
Balustrades et géraniums
Et Louis Paillard d’évoquer alors le cocasse «Club des Maires Reconstructeurs» lancé par Valérie Pécresse (LR) fin janvier 2015, à savoir un quarteron d’édiles néo-haussmanniens dont l’horizon architectural s’est figé à jamais à hauteur de balcons fleuris... Le capital culturel ne se confond pas toujours avec le capital économique et politique, on le sait hélas, et Louis Paillard a ainsi renoncé à construire à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Ou plutôt a-t-il renoncé à voir son projet de logements (PC délivré et purgé), rhabillé d’enduit ton pierre, de balustrades et de géraniums à chaque étage. Sic Transit Gloria Mundi.
Ne reste plus qu’à franchir le Rubicon et à devenir architecte-promoteur? «J’y songe», concède tout de go Louis Paillard en réponse à une question posée par la salle (clairsemée, c'est dommage). «J’ai repéré des sites à Paris, il s’agit à présent de financer les opérations et d’offrir des «produits» différents. Les architectes attendent la commande. Ils doivent désormais l’inventer» martèle encore le conférencier sanglé dans son tee-shirt floqué No Risk, No Fun. «En France, on a tout de même Louis XIV et la pierre de taille au-dessus de la tête en permanence! La France est conservatrice, ailleurs on expérimente!». Soit. Attendons de voir…
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